C’est entendu, les vertigineuses avancées de l’IA devraient permettre à l’humanité de dépasser mille et une limites entravant sa maîtrise de l’univers qu’elle habite. Et aux entreprises d’augmenter significativement leur efficacité. Bien ! Mais oubliant un instant les postures bien grégaires et rarement remises en question de ceux qui se croient maîtres du monde ou élites éclairées, désirons-nous vraiment voir la nature et la grandeur de l’intelligence humaine subordonnée à l’artifice et à l’orgiaque empire d’un infini traitement de données ?
Pourquoi serions-nous obligés de caler nos courtes vies à l’aune de cette trajectoire ?
- Pour survivre ? Rester dans la course ou en être exclu au profit de pays, de cultures, de puissances, de réseaux qui méprisent objectivement la valeur et la dignité de chaque être humain déconnecté. « L’IA, tu l’adoptes, tu fais avec ou t’es mort ! » : telles seraient les nouvelles règles du jeu que s’empressent de s’approprier ceux qui craignent de rater le train du progrès.
- Ou pour vivre ? L’avenir s’inscrivant donc positivement dans l’adoption de styles de vie oisifs, de préoccupations ou de processus de conception et de production dégagés des contraintes par un large transfert des tâches et réflexions contraignantes à de serviles robots ?
« Pour quoi ? En vue de quoi ? » sont bien les questions-racines à se poser avant d’agir.
Les bien fragiles moteurs du développement annoncé de l’IA
Dans le premier cas : survivre ; la peur domine et pilote – en fait – objectifs, mobilisations et investissements. La fébrilité actuelle qui règne autour de cet enjeu dans les entreprises, administrations et même associations est profondément enracinée dans cet humus. La course mondiale à la domination des technologies afférentes et des ressources nécessaires (finances, cuivre, eau, froid, sécurité, terres rares, cerveaux, …) en témoigne allégrement. La trouille, elle aussi, est auto-générative ! Comme d’habitude, l’Empire s’étend et impose subtilement sa loi en passant par un accès démultiplié à l’inédit, l’amusement et la fantaisie, les interfaces ultra-personnalisées ou une surenchère de promesses d’être humain protégé, soigné, réparé, augmenté. Or, n’oublions jamais que les impressionnantes prouesses mimétiques des robots Boston Dynamics sont celles des guerriers et des « terminators » de demain ! Comme d’habitude, quelques gagnants, beaucoup de victimes. Certes, l’histoire démontre qu’aucun empire ne dure mais l’ennuyeux, c’est qu’à l’aune d’une vie humaine, aucun n’est jamais sûr d’en voir la fin…
Dans le second cas : vivre ; c’est une certaine idée du bonheur qui s’impose. Elle réduit à la satisfaction accélérée de plaisirs et de désirs triviaux (accroître ses gains, s’abstraire du temps qui passe, réduire sa charge mentale ou sa fatigue physique, dominer l’inconnu, surplomber autrui, imposer un modèle, servir son ego, s’affranchir de la pesanteur, démultiplier instantanément ses potentialités, …). Si ces priorités sont ou deviennent les vôtres, vous serez comblés. L’approvisionnement, la livraison à domicile, le chauffeur personnel, le divertissement, le contrôle de ses relations, l’accès aux connaissances ou l’hébergement instantané ont déjà été donné à tous, partout et tout le temps par la grâce des plateformes en réseau (et des prestations esclavagistes de premier ou de dernier mètre qu’elles induisent). Le temps semble donc venu de faire réaliser par algorithmes, serveurs et robots toutes les tâches matérielles et intellectuelles qui encombreraient encore le quotidien de nos existences. Soit, mais l’ennui guette sans que les stimulations intellectuelles, émotionnelles et émotionnelles des machines ne nous satisfassent. Notre vie relationnelle se virtualise. Notre liberté s’amenuise. Nos mains s’atrophient. Les moins favorisés le sont encore plus. Seules les pannes, les fugues et les black-out à répétition donnent encore l’occasion de recourir de temps à autre au reliquat de notre patrimoine et de notre nature. Luxes suprêmes !
Chassez le naturel …
Car l’IA est au service de quoi, en vue de quoi ? De quelle civilisation, de quelle humanité, de quelle vision de l’entreprise pour toutes ses parties prenantes ? Telles sont les vraies interrogations.
Quel avenir stimulant et riant s’ouvre donc à toutes les personnes qui, par la sophistication des savoirs et des techniques, la concentration inéluctable des ressources et le poids subi de leurs propres limites physiques, intellectuelles ou aspirationnelles, ne posséderont jamais plus que ce que les nouveaux maîtres du monde leur concèderont ?
Quelle espérance indestructible poussera encore chacun à engendrer, à créer (pas à singer), prendre des risques, à investir, à s’engager ? Et bien justement, une vision partagée et partageable qui façonne en continu au-delà de cet espace-temps artificiel, au-delà de nos bien pitoyables écrans ! Une trajectoire qui intègre prioritairement les impénétrables mystères de l’âme humaine ; ces mystères que n’arriveront jamais à comprendre et maîtriser sans les caricaturer les plus brillants virtuoses de l’IA et leurs mémes : l’inconnu de son existence, l’acceptation de sa finitude, la gratuité d’un engagement, l’imprévisibilité d’un émerveillement, le surgissement de l’opportunité, l’humilité d’une attitude, le besoin inextinguible de tendresse et de proximité, la soif de vérité, le goût de la liberté, la force de la spiritualité, les délices de la fraternité, l’exigence de justice, l’inspiration visionnaire de l’artiste, l’intuition du prophète, l’enracinement et la réalité de la chair… Tout ce qui a permis à notre civilisation de devenir un modèle aspirationnel pour tant d’autres. Tout ce qui lui permettra de continuer de l’être.
C’est là que s’écrivent et s’écriront les meilleures pages de notre vie commune sur Terre (les « artificiellement intelligents » seront bien à propos partis sur Mars…) ; que nous soyons entrepreneurs, administrateurs, bénévoles, artistes, élus, chercheurs, rêveurs, gâtés par la vie ou submergés par nos manques.
C’est là que chaque personne, chaque organisation, chaque communauté aura le plus de chance de créer une valeur qui lui soit propre (le reste aura été formaté et pasteurisé par ailleurs).
C’est là où la qualité de l’inspiration, de la réflexion, du geste, de la relation interpersonnelle fera la différence.
C’est là où la réalité de l’effort, de la prise de risque paiera toujours plus que la virtuelle et fort conventionnelle facilité.
C’est là où la Nature – et la résistance de ce qui est, vraiment – donnera plus de joie que la triste illusion de dominer nos existences alors qu’il n’en sera rien.
C’est là que de plus en plus de personnes seront prêtes à payer plus cher pour obtenir – ne serait-ce qu’une bouchée – le sentiment d’être unique et vivant.
C’est là le vrai royaume de notre humanité.
Le reste restera artificiel comme les trop nombreux paradis que certains imposent ou acceptent en oubliant d’utiliser avec justesse et justice ce qu’ils ont reçus à leur naissance sans jamais payer d’abonnement : leur intelligence naturelle.
« Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose…
Antoine de Saint Exupéry (in Citadelle)
Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer ».