Un peu partout, les masques tombent. Belle opportunité pour envisager l’avenir autrement !

13/11/2018

Dans leur essai : La Comédie (in)humaine (Editions de l’Observatoire / sept. 2018), Nicolas Bouzou et Julia de Funès dénoncent les travers de pratiques managériales en vogue dans de nombreuses entreprises : excès de contrôles, réunions inutiles, excès de processus, séminaires absurdes, tyrannie de la transparence, mensonge du jeu collectif, égalitarisme et ‘bonheurisme’ incantatoires …. Pour l’avoir inventorié moi-même par petites touches depuis tant d’années, je ne peux que me réjouir que le constat soit partagé avec talent et écho médiatique. Mais alors que faire si des pans entiers de la vie des entreprises se révèlent si fragiles et sans objet ?

Respecter l’essence plus que le sens .

Avec Bouzou et Funès, je constate que beaucoup d’entreprises manquent de vraie vision stratégique. L’empilement d’objectifs, de modèles d’affaire et d’ambitions affichées ne peut en tenir lieu. Toutes les parties prenantes – des équipes de fabrication à l’utilisateur final – veulent de plus en plus comprendre le fondement, l’impact et la finalité de l’action qui est attendue d’eux. La quête de sens est aujourd’hui une solide réalité. Or jamais, la vie économique n’a autant semblé se résumer en un immense ‘jeu de société’ (une ‘ comédie inhumaine’ ?) dont les seuls acteurs gagnants sont ceux qui en maîtrisent – pour ne pas dire ‘imposent’ ou ‘confisquent’ … – les règles. Leur nombre se raréfie d’ailleurs, laissant sur le bas-côté de la route des consommateurs, des collaborateurs, des citoyens qui décrochent, feignent, s’ennuient, démissionnent ou explosent en vol. La surenchère d’images, de distractions, de contrôles, d’emprises mentales ou technologiques, d’offres addictives ou d’incentives ne suffit plus à raviver la flamme.

L’impératif de sens s’accroît au sein des jeunes générations (parmi les ‘meilleurs’ comme parmi les autres) et elles ont raison de poser la question. Mais « donner du sens » n’est pas la meilleure réponse, car cela reste un processus artificiel où la manipulation est tentante et l’erreur possible. La réussite d’une entreprise, d’un projet ou d’une offre est en fait inscrite dans la manière singulière qu’elle a d’incarner et de distiller son « essence » : ce qui est, doit être, sera ; ce qui fait qu’elle manquerait au monde si elle venait à disparaître. C’est un point d’appui exigeant – mais à bénéfice universel – qui coûte beaucoup moins cher à utiliser et qui est plus durable que tout autre logique de levier installée par force, séduction ou intrigue. L’explosion des dépenses annexes (communication, conformité, sécurité, contrôle de gestion, propriété intellectuelle, reporting, …) comparée à la croissance plus modérée des investissements propres à l’activité (recherche et développement, outil de production,…) en apporte une preuve éclatante. Il appartient donc aux responsables politiques comme économiques de discerner l’essence de leurs entreprises ou projets et de la faire comprendre à chacun. Mission plus humble, inconfortable et exigeante que les ordinaires fixation et contrôle des objectifs, mais, c’est là, l’apanage des visionnaires.

Donner du temps au temps.

Les auteurs de ‘La Comédie (In)humaine’ dénoncent les méthodes et artefacts managériaux utilisés pour conserver l’adhésion et l’engagement des équipes en entreprise. L’inventivité des consultants et coaches en accompagnement de la transformation est en effet sans limite. Chacun revendique la paternité de méthodes ludiques, créatives, désinhibantes, toujours renouvelées. La distraction de la réalité en est le fil rouge ; ‘l’agilité’ et ‘l’immédiateté’ de leur mise en œuvre des conditions sine qua non. Or est essentiel que les leaders en entreprise sachent s’accorder du temps, non pour se réparer, se reconstruire ou se reprogrammer, mais pour réfléchir aux fondamentaux de leur projet commun. Du vrai temps volontairement libéré dans des agendas dont la gestion est trop souvent déléguée aujourd’hui à Doodle, à un Outlook partagé ou à leur assistante. Réfléchir n’est pas une activité sans effort et à résultat instantané. Il faut laisser à la réflexion le temps de se déployer alors que tant de responsables gaspillent le plus souvent leur précieuse disponibilité en tâches stériles, vaines figurations et inutiles justifications. Il est essentiel de retrouver le vrai rythme du discernement et de la sagesse. D’expérience, je sais qu’un séminaire de direction de trois jours minimum dans un lieu coupé du monde est plus productif qu’un workshop express bricolé avec les techniques à la mode pour tenir dans les rares plages disponibles d’agendas ouverts aux quatre vents. Je sais qu’une marche en duo dans une forêt ou sur une vaste grève marine reconnecte les cerveaux avec le bon rythme de l’échange et de la réflexion croisée. Pour quiconque, il faut du temps et de l’espace pour décompresser, contempler, écouter, méditer, se nourrir du monde et de la mémoire collective, imaginer, échanger, challenger et surtout formuler avec des mots justes. Pas pour faire du saut à l’élastique ou s’éparpiller dans des jeux de rôle.

Soigner son intelligence du réel.

Bouzou et Funès donnent un grand coup de pied dans la fourmilière en osant s’attaquer à la doxa en vogue chez les doctrinaires de la gestion des ressources humaines. Les incessantes professions de foi et manifestations médiatiques autour des thèmes de l’égalité, de la transparence, du jeu collectif ou du bonheur au travail n’abusent plus grand monde à part leurs auteurs. Les entreprises ne peuvent échapper au climat de doute et de désenchantement général qui s’est installé subrepticement.

La vie rêvée du salarié n’est pas celle des lobbyistes, des idéologues, des baromètres sociaux, des grands prix annuels et des reportages de magazines. C’est dans l’épaisseur de nos existences – et non dans leur représentation ou leur interprétation – que se lit la pertinence ou non de telle ou telle entreprise. Cultiver, construire, alimenter, transporter, informer, financer, assurer, distraire, conseiller, … sont de vrais métiers et de belles activités profondément humaines; mais quand je parcours certains documents d’analyse stratégique (qui servent trop souvent de bien commode bouclier à leurs commanditaires), je doute que leurs auteurs en aient même simplement conscience. Or, on ne peut viser juste en se contentant d’ânonner les refrains à la mode (‘lean management’, ‘transformation digitale’, ‘augmentation de l’ARPU’, ‘consumer centric’, ‘entreprise libérée’…), ou de bidouiller le réel à coup de modèles, de pixels et de tableaux eXcel. Quand tous les écrans de nos ordinateurs et de nos smartphones s’éteindront, il ne restera que des yeux hagards, des esprits perdus et des mains désœuvrées ! Nous en sommes tous conscients, mais nous pensons et agissons comme si notre humanité n’existait pas ou qu’elle était reprogrammable à l’infini comme les machines et systèmes auxquels nous abandonnons paresseusement nos libertés, nos réflexions et nos décisions. Pour bâtir une stratégie gagnante, il est essentiel d’apprendre à regarder et aimer la vie, le monde et notre humanité avec ses bons comme ses mauvais côtés, ses potentiels comme ses limites. Et d’oser engager son existence, ses talents et sa responsabilité. Pas de réelle humanité, pas de réelle pérennité.

La petite révolution managériale à laquelle la lecture d’ouvrages comme celui de Bouzou et Funès nous invite est à notre portée. Aurons-nous simplement le courage d’arrêter de jouer la comédie qui nous déshumanise tous de plus en plus rapidement et qui risque de s’avérer pour chacun une pernicieuse tragédie ?

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